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On ne naît pas marathonien, on le devientPosté le 4 février 2018

Un mur de verre invisible…

…sépare les êtres humains qui courent de ceux qui s’en abstiennent. Un mur embué d’un léger voile de dénigrement mutuel.

Les marcheurs plissent le sommet de leur nez de rides sceptiques : mais après quoi courent-ils ces hurluberlus moulés dans leurs tenues en lurex fluorescent surmonté de couvre-chefs mous ? Ils prennent une impudente avance sur la ruine de leurs articulations écrasées, à chaque impact, sur le bitume sans pitié. Les coureurs, eux, plaignent les statiques de leur embonpoint, de leurs artères qui se bouchent un peu plus à chaque foulée refusée, de leurs poumons rapidement insuffisants, bref, de toutes ces tares que la fée Néantise dispense au-dessus du lit chaud des uns quand les coureurs fument déjà d’efforts dans le petit matin.

J’ai traversé ce mur de verre en avril 2016 en bouclant le marathon de Paris. J’avais eu cette idée saugrenue dans un train, enceinte de huit mois et demi avec un passé radicalement antisportif derrière moi, seulement compensé par l’apprentissage tardif mais salutaire de ce qu’est l’aérobie : la capacité du corps à fournir un effort avec l’air qu’il absorbe. Bref, pour pouvoir courir, il suffit de respirer et d’adapter la vitesse au souffle. CQFD. L’inverse maléfique de cela, c’est l’anaérobie : en traduction, cela équivaut par exemple à rouler à 100 km/h en seconde ou (pour les dames) à vous lancer dans une intense journée de soldes en portant les plus hautes, les plus exigeantes et les plus douloureuses de vos chaussures à talons. Bref, l’aérobie, c’est donner une chance à son corps de répondre présent. Néanmoins, sur la ligne de départ, je n’étais pas fière. Blessée pendant de longues semaines, remise sur pied à peine un mois avant, je n’avais pas les statistiques de mon côté. Devant moi, cette montagne plate de quarante-deux kilomètres, cet océan de bitume à travers Paris. Je finis. Et je changeai définitivement quelque chose à ma vie.

J’appris que la volonté et la discipline peuvent presque tout.

Que nous ne vivons pas que par l’esprit mais aussi – et surtout – par et dans un corps que la vie contemporaine se charge de visser à une chaise et à un clavier. Que ce corps est un arbre, avec des racines, des branches, une sève rouge qui le parcourt. J’appris à penser en courant, à rêver en courant, à me dépasser en courant. J’appris à aimer – enfin – toutes les saisons, puisque ni la pluie ni la neige n’empêchent de fouler le sol. J’appris à respirer pleinement, à oser vouloir plus, à voler. Le cours de l’histoire s’est inversé : nos aïeux millénaires couraient pour échapper à leurs prédateurs, nous courons pour parfaire notre liberté.

Courir a aussi cela de joyeux que ce n’est la chasse gardée d’aucun milieu, d’aucune couleur de peau, d’aucun âge. C’est un homme qui a plus de cinquante marathons à son actif, Pascal Sylvestre, qui saura vous en convaincre dans son roman à portraits, Marathons (JC Lattès, 2016). Qu’ont en commun un pianiste, une vieille femme paralysée, un retraité bénévole, un avocat cinquantenaire et un paysan de Provence ? Le goût de l’effort (parfois violent) qui rend humble et vrai, l’émotion de se confronter à l’épreuve, le courage de lutter contre soi-même, contre ceux qui ne comprennent pas, contre les blessures. La langue de ce livre n’est pas celle de Victor Hugo, mais elle ouvre une fenêtre sur un monde opaque. Silvestre a créé le site Runners.fr et fédéré autour de lui une véritable communauté de coureurs. Il a rencontré des milliers de visages porteurs du rêve marathonien et cela donne à son livre la saveur de la vérité. A chaque histoire, à chaque vie racontée, on touche du doigt et même d’une larme parfois cette joie incroyable, cette pulsion de vie : « Lors des derniers kilomètres, le marathonien communique à son insu une humanité exaltée, une humanité débarrassée, comme nettoyée, de toutes les conventions, de toutes les politesses. D’une certaine manière, il se bat pour sa vie ».

Pour tous ceux qui sont intrigués ou même tentés par le marathon – c’est-à-dire ce défi qui nous a tous semblé inatteignable au départ – , ce livre dépeint cette inattendue communauté de vie et de pensée, décode son langage bizarre (VMA, FCM …), éclaire ses pratiques bigarrées (le foncier, la fractionnée, le fartlek), creuse les rêves de chacun de ces coureurs, nez au vent, été comme hiver. Bref, il abolit le mur de verre car il saisit ce qui se cache au cœur de la course : la joie d’être pleinement vivant.

Le 9 avril 2017, nous étions 57 000 à étreindre cette vie bien-aimée durant quarante-deux myhtiques kilomètres …

“Marathoniens”, Récit de Fleur Nabert, Extrait de la revue Etudes N° 4237 d’Avril 2017, pages 102-103.

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